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Causerie

Merci mon Dieu ! La France vient encore d

e vaincre la perfide Albion. Ragotshy, un cheval français, - quoique né de parents anglais et appartenant lui-même à un propriétaire allemand, - a battu d'une courte tête, dans le Grand-Prix de Paris, le champion anglais. C'est une belle revanche de Trafalgar et de Waterloo...

J'ai toujours admiré comment il pouvait se rencontrer trois cent mille personnes bravant la cohue, la poussière, les bousculades et les pickpockets, payant des entrées fort cher et des voitures à des prix fous, uniquement pour voir une douzaine de chevaux parcourir trois mille deux cents mètres à une allure plus ou moins vive. Bien mieux, ce jour-là, toute la France a les yeux sur l'hippodrome de Longchamps. M. Carnot ne saurait, sans manquer à tous ses devoirs, ne pas honorer le Grand-Prix de sa présence, et le ministère y est représenté. Quant au hig-life, quant aux personnalités en vue du monde et du demi-monde, c'est une solennité obligatoire et presque sacramentelle.

Veuillez considérer pourtant que le Grand- Prix est une course comme les autres, d'un intérêt ni plus ni moins palpitant qu'un vulgaire handicap. La seule différence c'est que le propriétaire qui la gagne, empoche la forte somme. Mais le spectacle en lui-même, affluence à part, n'offre rien que d'ordinaire et de déjà vu. N'importe. Le Grand-Prix répand sur la grande ville comme une ivresse de mouvement, d'élégance et d'enthousiasme. C'est vraiment pour tout le monde, gens chics ou plébéiens, la fête de Paris.

Il est splendide et charmant en cette journée unique le divin Paris. Il étale orgueilleusement et joyeusement tout le prestige de son luxe et de ses allégresses. Aucune ville au monde ne peut offrir un spectacle aussi radieux que celui des Champs- Elysées au retour du Grand-Prix. De l'Arc-de- Triomphe à la place de la Concorde, dans ce décor si glorieux et si noble, c'est une véritable mer d'équipages étincelants sous les ors et les pourpres du soleil de juin. Les chevaux piaffent, les harnais brillent, les femmes, en toilettes claires sous leurs ombrelles changeantes, ressemblent à des fleurs humaines... Et tout ce monde roule, dans un mouvement harmonieux et sonore, vers la Ville qui semble s'offrir, paresseusement couchée au pied de l'Avenue, comme dans l'attente de quelque immense plaisir...

Les gens sérieux, les messieurs à statistiques, ne sont pas touchés par la magie de cette féerie somptueuse. Ce qu'ils voient de préférence, et qu'ils constatent avec amertume, c'est qu'on a fait à Longchamps pour trois millions de paris. Le Mutuel a encaissé à lui tout seul pour deux cent quarante mille francs de commission. Il est clair que cette grosse somme est sortie de la poche du public, mais elle est entrée dans la caisse des pauvres. C'est en réalité un impôt prélevé sur les joueurs au profit des misérables. Avant que le pari mutuel fonctionnât, le public perdait tout autant d'argent, mais c'étaient les bookmakers qui le gagnaient. J'aime mieux que ce soient les pauvres et je trouve excellent que les gens qui s'amusent aient été forcés de payer le jour du Grand-Prix, par une sorte de tribut, deux cent quarante mille francs aux gens qui souffrent... Quant au gros chiffre de trois millions qui effraie si fort les moralistes, il faut reconnaître qu'il indique chez nos contemporains un amour passionné du jeu. Mais qu'y faire? Cela est humain et partant éternel. Du jour où l'homme s'est organisé en société il inventa une boisson fermentée et un jeu de hasard. Et depuis des milliers d'années il eu est ainsi. Il est donc vraisemblable qu'il en ira de même jusqu'à la fin des temps. Tous les traités de morale et toutes les lois n'y changeront rien, car la nature humaine ne se modifie point par décret.

Puisque le jeu est un vice indéracinable, le mieux est donc de le réglementer et de le frapper d'impôts dont profitent les déshérités. C'est ce que fait le pari mutuel et loin d'en critiquer l'institution je voudrais au contraire qu'il en fût du jeu sous toutes ses-formes comme du pari aux courses. Rien ne serait plus équitable et n'en déplaise aux pédants de vertu, plus utilement moral.

Avez-vous lu dans les journaux l'extraordinaire méthode dont se servit un mari du Havre pour réprimer les infidélités de sa volage moitié? Notre Othello havrais enfermait sa femme dans une malle. Après quoi, l'ayant soigneusement cadenassée, il mettait la clef dans sa poche et s'en allait vaquer à ses affaires le coeur à l'aise, avec l'entière certitude que son honneur conjugal était à l'abri de toute injure.

Le procédé est infaillible, et facile à suivre surtout en voyage à cause de la malle, mais il est d'une barbarie qui révoltera toutes les âmes sensibles. Cela est digne des plus farouches pachas de l'Arabie ou de la Perse. Il faut avoir une âme de turc pour clore de la sorte une femme, même infidèle, dans une valise. Et Dante, dans son Enfer n'a rien inventé de plus effroyable pour frapper l'imagination des épouses inconstantes.

Mais, en somme, le mari du Havre est moins féroce que beaucoup de ses semblables. Combien ont répondu aux coups de canif dans le contrat par des coups de couteau ou de revolver ? Lui, au moins, n'a pas fait couler le sang. Il a même poussé l'indulgence jusqu'à percer des trous à la malle qu'il assigna comme logement à sa compagne, afin qu'elle pût respirer plus librement.

M. Alexandre Dumas n'avait pas entrevu cette solution ingénieuse donnée à l'adultère. Le fameux : Tue-la !, pourrait donc être remplacé par ce cri plus pratique et moins sanguinaire : Enferme-la dans une malle ! On dit qu'en prévision des disciples que va sans doute réunir la nouvelle méthode, les fabricants d'articles de voyage étudient la confection de malles spéciales à l'usage des maris jaloux. De sorte que nous verrons peut-être prochainement circuler sur les voies ferrées de petites bastilles conjugales, avec cette mention inédite : Très fragile ! Domicile provisoire de Madame X..., mise à malle par autorité de son mari.

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